Notre histoire

 

Nous nous étions embarqués pour ce dangereux voyage le coeur gaillard, l'esprit insouciant : certes le pari était risqué mais il en fallait plus pour nous décourager.

Le voyage, bien qu'éprouvant (pour en oublier la difficulté, nous nous amusions à fredonner quelques chansons de notre composition pendant le vol), fut un véritable succès : la correspondance que nous transportions fut livrée en temps et en heure. Mais notre enthousiasme fut rapidement refroidi lorsque le Directeur de la Compagnie nous apprit que ce que nous venions d'effectuer, un autre l'avait déjà fait avant nous, un aviateur vaguement poète qui faisait bien rire les gens de la Compagnie, un écervelé qui consigna dans un roman à succès de 1931 l'aventure de son propre vol.

Nous contactâmes rapidement l'écrivain, qui nous fit parvenir une réponse (dûment estampillée du bureau de Saint-Pierre) dans laquelle il voulut bien se remémorer les temps forts de son expédition. Il nous confia notamment que cette traversée lui avait paru interminable et qu'il avait attendu avec impatience de remettre le pied sur la terre ferme pour se délecter à nouveau des plaisantes ritournelles d'Yvette Guilbert ou du fringant Maurice Chevalier. Il nous dit encore que de son poste d'observation privilégié, il avait pu apprécier avec quelle maestria nous poussions la chansonnette; il affirma que nos mélodies avaient déjà séduit le Petit Prince, à qui il lui arrivait souvent de dessiner des moutons, aujourd'hui qu'il était aussi désoeuvré que lui dans les étoiles.

"Voyons, cher ami, lui répondîmes, votre esprit n'est plus à la page ! Vos goûts ne sont pas ceux des jeunesses (comme il disait) d'aujourd'hui ! De nos jours, c'est le rap, la techno house, la rave music, le rock acid néo-fauve, le progressive ethno rock, le hardcore techno pressure beat ... et que sais-je encore ! Nous sommes bien loin de tout cela, nous qui affectionnons le style pop rock hérité des Beatles et qui, de surcroit, nous entêtons à faire des textes en français, même pas des textes alambiqués, en franglais, comme le grand Gainsbourg (au fait, comment va-t-il ?)

Il ne disait rien, assis sur l'aile de son avion, au milieu des nuages, lisant attentivement notre réponse au fur et à mesure que nous l'écrivions. Un silence suivit; il attendit de finir sa cigarette, qu'il éteignit au creux d'un strato-cumulus:
"Et qu'est-ce que vous faites de Polnareff, de Goldman, de Voulzy ? Ils comptent pour des prunes peut être ?"

Soudain, une voix forte nous fit sursauter:
"Mes amis, comme vous devriez écouter Saint-Ex ! J'ai toujours apprécié le sérieux de son jugement qui n'est en aucun cas celui d'un écervelé."
C'était le Directeur de la Compagnie qui avait surpris notre conversation avec son célèbre aviateur.
"Croyez-moi, il y a toujours une place pour la mélodie, pour la séduction et la douceur d'une poésie. Alors, la musique que vous aimez, que vous composez, n'hésitez pas à la faire partager aux autres !"

Nous nous regardâmes interloqués: allions-nous troquer notre blouson d'aviateur pour la veste du rocker bon chic bon genre ?
"Mais, vous savez, nous ne sommes que des amateurs qui font leurs chansons avec un home-studio là où il serait souhaitable d'avoir un groupe de musiciens chevronnés, des choeurs ... Comment faire l'impasse sur la rusticité du son pour ne s'attacher qu'à la qualité intrinsèque des oeuvres ?"


Nous nous retournâmes : le Directeur avait disparu, sans doute pour aller clôturer les comptes de l'Aéropostale. Et lorsque nous levâmes les yeux au ciel, nous aperçûmes, très haut dans le ciel, un vieux coucou, sans doute en partance vers Sirius; une voix s'en échappa et son écho résonna dans le lointain:
"Plutôt que de finir comme un champignon, croyez-moi, mieux vaut se lancer dans la chanson."